Le foisonnement
technologique ouvre la voie aux écoles virtuelles où chacun pourra à loisir se former
au moment de son choix. Nous disposons bien aujourd'hui des outils pour repenser l'acte
d'apprendre. Alors que cette révolution est en marche, on ne peut que regretter l'absence
de pensée, à quelques exceptions près, sur la société qu'annoncent ces technologies.
Pour un historien des technologies qui cherchera en 2095 à comprendre ce qui s'est
passé dans le grand chambardement de la fin du XXe siècle, il retiendra probablement
1995 comme l'année où tout a basculé, où tout s'est bousculé.
Dans le domaine des Nouvelles Technologies d'Information et de Communication, les
recherches théoriques, les expérimentations et les premières applications sont le fruit
d'un long processus scientifique et industriel commencé avec la guerre de 1940-1945
(c'est fou ce que les guerres sont utiles ! ... ). Mais, c'est brutalement, en 1995, que
la société mondiale a pris conscience que les technologies de l'information allaient
transformer le monde. En effet, alors qu'était célébré le centième anniversaire du
cinéma (le chronophotographe du Bourguignon Etienne-Jules Marey date de 1894, le
cinématographe des Frères Lumière de 1895), le monde entrait dans l'ère numérique, le
«cyberspace» pointait son nez. Généralisation des réseaux ouverts, de l'Internet et
des services en ligne, augmentation significative du taux d'équipement en micro-
informatique personnelle, lancement de Windows 95 et prédominance de l'industrie du
logiciel, déréglementation de télécommunications, constitution d'une industrie du
multimédia, création de normes industrielles mondiales pour la création et la diffusion
d'informations numérisées, expérimentation de la première télévision à la demande
(projet Warner/Bell à Orlando USA), et certainement d'autres indices plus discrets sont
autant de convergences vers l'avènement de la société annoncée par Marshall McLuhan
en 1967.
Mais, s'il y a foisonnement
technologique, il y a aussi une absence de pensée sur la société que nous préparent
ces technologies, celle que Robert Reich a nommée «la société de création -
communication»1 où évolueront les «manipulateurs de
symbole», celle aussi de Joël de Rosnay et de son homme symbiotique2~
celle de la «ville virtuelle du dromologue» Paul Virillo3,
ou encore ce que notre philosophe de la désillusion, Jean Baudrillard, appelle «la
société de simulation».
- Quand les Caisses d'Epargne développent un didacticiel pour former les caissiers de leurs agences à leurs méthodes commerciales et à leurs produits, c'est bien sûr pour atteindre une meilleure productivité commerciale, mais aussi pour construire dans une entreprise complètement réorganisée une culture nouvelle pour son réseau commercial.
- Enfin, quand la Compagnie Générale des Eaux crée un CD-ROM sur les métiers de l'eau, il s'agit d'accompagner le lancement de son institut interne de formation, et de réunir et présenter dans un produit symbolique ses nombreuses activités.
Ces trois expériences sont typiques de la première génération de produits de formation multimédia, à gros budget (supérieur à 3 MF). Ils ont été conçus pour accompagner un changement collectif majeur, et pour porter un discours institutionnel.
Le secteur économique qui est le plus en avance dans l'utilisation de produits de formation multimédia est l'industrie pharmaceutique car, d'une part, le multimédia se prête parfaitement à la nécessité d'utiliser leurs produits et les effets de ceux-ci (au moyen d'images du corps en trois dimensions) et, d'autre part, le secteur cherche à transformer en profondeur ses méthodes et à constituer une nouvelle culture plus réactive et plus commerciale.
La combinaison des dimensions de formation, d'information et de motivation, que permettent les supports électroniques, enrichit la formation classique. Ils permettent ainsi d'atteindre des publics multinationaux et, moyennant une adaptation de «localisation», des publics multiculturels.
Déjà de nombreux employés, travaillant sur écran informatique en temps contraint, ont accès dans leurs temps morts, ou pour des repos intermittents, à des logiciels de formation et de perfectionnement. Il sera fréquent de voir alors un patron énoncer un discours, expliquer une politique, ou inviter à une visite virtuelle de telle ou telle partie de l'entreprise, et cela en plein milieu de l'arborescence d'un didacticiel qui aura été «repressé» et personnalisé. Petit à petit, la formation sera porteur des savoirs, des compétences et des intentions de l'entreprise et de son secteur.
Des outils pour repenser l'acte d'apprendre
Se former chez soi, ou sur son lieu de travail, et au moment de son choix est une caractéristique des dispositifs de formation à distance et ouverts que les technologies nouvelles permettent de créer. Des écoles virtuelles vont se multiplier. Chacun pourra s'inscrire au programme de son choix. Il le recevra sur son téléordinateur6, par câble ou satellite, et ceci tout au long de sa vie. Non seulement les savoirs les plus universels seront disponibles et accessibles à tous, mais aussi, un grand nombre de tests, exercices, cas de simulation et surtout de «loisirs éducatifs»7.
Le fait le plus remarquable sera la possibilité qu'offriront les nouveaux logiciels éducatifs d'accompagner les élèves au moyen d'une interface qui personnalise les apprentissages, et crée des dialogues virtuels ou réels (par messagerie) avec le professeur, dont le rôle aura évolué vers celui de médiateur.
Ces dispositifs d'apprentissage sont valables pour tous publics, de tous âges, de toutes conditions et nationalités. Ils rendent l'élève unique. Ils font voler en éclats tout assemblage traditionnel des matières et des contenus figés et fragmentés. Les techniques d' hypertexte et d'hypermédia, ainsi que les consultations par interface de navigation intuitive permettent de remettre l'élève à sa place, au centre de la relation au savoir, et d'aménager qualitativement et quantitativement le travail de l'apprenant et de l'enseignant.
Les savoirs de base peuvent ainsi être transmis de façon automatique au rythme de l'apprenant, dans le lieu de son choix et au plus près de sa structure spécifique d'apprentissage. ias.
La réalisation de logiciels d'intermédiation devient, avec modélisation du parcours de l'apprenant et création d'une interface pour l'utilisateur, une nécessité, et un art complexe dans lequel la modélisation du parcours de l'apprenant, comme l'interface de l'utilisateur deviennent les points clés de la nécessité. C'est ainsi qu'apparaissent déjà des «campus virtuels» (Microsoft On Line Institute), des écoles électroniques (ESC Amiens, ou Télésite du CNAM), ou encore des logiciels d'intégration pour usages universels tels que le PLS (Personal Learning System) qu'IBM souhaite diffuser à grande échelle pour la formation dans les entreprises en particulier. De la mise au point de ces systèmes dépendent l'efficacité des formations à distance, et leur usage à grande échelle, à la maison, à l'école, dans l'entreprise, ou... dans le train !
Les questions qui, aujourd'hui ne posent plus aucun problème, telles que la facturation, la validation et le contrôle, ou la formation par l'échange en groupe, sont de véritables casse-tête pour les informaticiens. Les technologies sont pourtant au point, les logiciels de messagerie, de Visioconférence, de Groupware sont ainsi parfaitement adaptés à ces applications à la formation. Mais peu de systèmes fonctionnent aujourd'hui réellement à grande échelle en y intégrant toutes les fonctionnalités d'un système de formation classique.
Tous ceux qui, dans les
entreprises ou dans les centres de formation, sont concernés par ces changements rapides,
vont devoir, face à l'ensemble des moyens qui s'offriront à eux, reconsidérer leur
rôle et muter vers celui de concepteur de dispositif. C'est la cohérence de
l'architecture choisie, et la rigueur dans sa mise en place qui feront la
différence.
Dans un document de synthèse diffusé en novembre 1993, le CNAM proposait la définition suivante :
«Pour l'objet qu'il importe d'étudier dans ce travail - les transformations induites par l'utilisation des multimédias en formation - nous proposons de retenir le terme de dispositif de formation multimédia, proche de la définition donnée aux formations ouvertes, pour désigner des situations d'apprentissage avec les caractéristiques suivantes :
- l'apprentissage se réalise
essentiellement en situation d'autoformation, avec l'organisation ou non de séances de
regroupements, d'un système de tutorat, de mesures d'accompagnement ou de phases
d'alternance ' *
- le dispositif est ordonné à une logique d'acquisition de savoirs et de savoir-faire et
non plus à une logique de transmission de connaissances ;
- il permet une individualisation et une modularisation de la formation;
- la formation se déroule éventuellement sur des lieux différents (centres de formation, lieu de travail ou domicile) ;
- il comporte un mode de validation des acquis qui peut éventuellement conduire à une certijîcation ;
- le dispositif propose différentes modalités d'apprentissage qui s'appuient sur la médiatisation des savoirs et de la relation pédagogique ;
- il combine l'utilisation de différentes ressources pédagogiques, qu'il s'agisse de moyens traditionnels (documents écrits, cours, etc.) ou de médias (audiovisuels, outils informatisés interactifs ou non et nouvelles technologies de communication),
- les outils utilisés sont conçus pour être mis à la disposition des apprenants, ils ne sont pas des aides pédagogiques pour le formateur. »
Une des hypothèses
avancées par le groupe de réflexion réuni par le CNAM était:
"On peut émettre l'hypothèse globale qu'il existe un parallèle entre le
recours aux nouvelles technologies de la formation, le développement de nouvelles formes
d'organisation du travail, les nouvelles technologies de production et les modes de
gestion des ressources humaines. "
L'ingénierie de formation
s'inscrit, en conséquence, dans la problématique du management des ressources humaines
de l'entreprise. La palette des nouveaux outils décrits plus haut et la modification de
l'acte d'apprendre sont une opportunité pour se reposer les vraies questions du formateur
et du manager.
Dans quelle stratégie globale
s'inscrit mon projet ?
Quels objectifs sont poursuivis ?
Quels usages seront privilégiés ?
Quels acquis seront recherchés ?
Comment répartir l'effort entre l'individu et l'organisation ?
Quelle part choisir entre l'autoformation et la formation en
groupe ?
Quelle proposition de formation dois-je automatiser, voire sous-traiter ?
Quels développements de ressources dois-je engager ? Avec qui ?
Quels outils et logiciels de diffusion choisir ?
Quelle évaluation doit être organisée, pour les apprenants, pour le système dans son
ensemble ? Etc...
Tous les champs de la
formation sont questionnés sur l'utilisation des nouvelles technologies de formation et
la seule façon d'y répondre est d'y appliquer des méthodes de gestion de projet et
d'ingénierie de système. Les entreprises seront contraintes aussi à des partenariats
nouveaux, par exemple, avec des écoles de gestion et d'ingénieurs pour construire les
savoirs, ou tester les dispositifs de diffusion, avec des éditeurs et développeurs
multimédias, avec des SSII ou constructeurs informatiques, pour trouver les
solutions spécifiques à chaque problème de formation.
L'apparition des nouveaux «services en ligne» tels que Télétel, Wanadoo, Inphonie ou
Globe On Line, pour ne citer que les lancements actuels d'opérateurs français, va aussi
compliquer le paysage, multiplier les contraintes techniques et commerciales, mais offrir
de réelles opportunités aux entreprises comme aux individus
«Nulle société n'a jamais eu à affront tels défis, mais aucune n'a proposé ni disposé d'opportunités si nouvelles. Pour la première fois dans l'Histoire, tout le monde peut accéder à une position dominante. En outre, la possibilité d'acquérir un savoir n'est plus subordonnée au fait d'avoir assimilé un programme donné à un âge donné. L'acte d'apprendre devient un instrument disponible à tout âge, ne serait-ce que grâce aux facilités qu'offrent les nouvelles technologies éducatives.»
1 . L'économie mondialisée, Dunod,
Paris, 1993.
2. Ed. Seuil.
3 . La vitesse de libération, Ed. Galilée.
4. Cité par Philippe Baumard dans la Revue Française de Gestion, n' 105, septembre 1995.
7 . Traduction du néologisme US: «entertainment». Décrit les innombrables CD-ROM